GRÈCE ANTIQUE - Théâtre et musique

GRÈCE ANTIQUE - Théâtre et musique
GRÈCE ANTIQUE - Théâtre et musique

Parmi les créations les plus remarquables de la Grèce figure celle du genre théâtral, tragique et comique. Les premiers, les Grecs ont imaginé de produire devant le peuple assemblé, dans un dialogue réglé, des acteurs incarnant des héros des anciens mythes ou de simples hommes de la société contemporaine et de les introduire dans une intrigue suivie et complète, elle-même divisée en actes (épisodes). Entre ceux-ci, un chœur commentait l’action par des chants lyriques. Il intervenait aussi dans les épisodes par la voix de son chef. La tragédie du Ve siècle, dont les usages ont été codifiés en règles par Aristote au siècle suivant, sera imitée par les Latins (Sénèque), mais surtout elle fournira un modèle à tout le drame occidental à partir de la Renaissance.

Si la comédie «ancienne», celle du Ve siècle av. J.-C., était trop marquée du sceau attique pour s’adapter à d’autres sociétés, la comédie dite nouvelle, vers la fin du siècle suivant, sera notamment illustrée par le nom de Ménandre. À travers Plaute et Térence, on peut y voir la source de Molière et de notre comédie classique.

La musique de la Grèce antique mérite en tant que telle une réflexion approfondie. Il se peut qu’elle n’ait été, objectivement parlant, que l’une parmi beaucoup d’autres de ces innombrables et très anciennes musiques dites «primitives» qu’étudie aujourd’hui l’ethnomusicologie, et cette thèse, qu’on eût jadis étiquetée sacrilège, ne manquerait pas d’arguments. La musique grecque n’en tient pas moins, dans l’histoire des idées, une place tout à fait à part, solidaire sans doute du prestige de son contexte social, littéraire ou architectural, due aussi à l’intelligence et à la solidité d’une théorie peut-être établie a posteriori, mais sans autre exemple dans les civilisations qui lui étaient contemporaines. En tant que pratique musicale vivante, on peut considérer que la musique grecque antique disparut sans descendance aux alentours du IIIe ou du IVe siècle après J.-C. Pendant près de 1 500 ans cependant, les musiques bien différentes qui se relayèrent ne cessèrent de se réclamer de son exemple; on continua dans les écoles, jusqu’au XVIIe siècle au moins, à enseigner une théorie musicale devenue sans objet, mais qui, aujourd’hui encore, nous étonne par sa perspicacité et la finesse de ses analyses. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et parfois au-delà, sa terminologie demeura à la base de la spéculation musicale. Le Moyen Âge lui rattacha son chant grégorien. Quand la Renaissance inséra dans notre ciel culturel la «remise à l’honneur de l’Antiquité dans les lettres et dans les arts», la musique grecque, plus ou moins bien connue, tint son rôle dans l’aventure, et l’idée qu’on s’en faisait influença aussi bien les madrigalistes que les créateurs de l’opéra. Bien des chapitres, et des plus importants, de notre propre histoire musicale demeurent inexplicables si on ne se réfère aux traditions parfois mythiques léguées, en ce domaine comme en d’autres, par la «mère de tous les arts».

Le théâtre en Grèce antique

Les origines du théâtre grec sont obscures, et sans doute en grande partie différentes pour les quatre genres dramatiques pratiqués dans l’Athènes classique lors des fêtes de Dionysos: dithyrambe, tragédie, drame satyrique et comédie. Le plus ancien est le dithyrambe, présent dans le nord-ouest du Péloponnèse dès le début du VIe siècle. C’est un poème en l’honneur d’un dieu ou d’un héros, chanté par un chœur nombreux, qui exécute en même temps une danse animée en tournant autour d’un soliste, alternant avec lui couplets et refrains. Dès cette époque au moins, le dithyrambe est lié au culte de Dionysos. Vers le milieu du siècle, un poète attique, Thespis d’Icaria, aurait ajouté la parole au chant, en chargeant un acteur de réciter un «prologue» et un «récit». Thespis aurait été le vainqueur du premier concours tragique, établi par Pisistrate en 534. Depuis ce poète presque mythique jusqu’à Eschyle ne subsistent que quelques noms, quelques titres, une poignée de vers.

Le nom de trag-ôdia , le «chant du bouc», demeure énigmatique malgré d’innombrables exégèses, mais il renvoie certainement à un rituel campagnard lié à Dionysos. Le nom de la comédie (com-ôdia ) l’est moins, car on y retrouve le cômos , cortège joyeux qui parcourt rues et chemins après boire. Tout un matériel, surtout iconographique, atteste chez les Doriens du Péloponnèse l’existence d’ébauches de spectacles comiques, l’utilisation de masques, des exhibitions de danseurs grotesques au corps «rembourré», des cortèges d’hommes déguisés en animaux. Dès le début du Ve siècle, en Sicile, Épicharme écrit de brefs mimes comiques, joués par des acteurs. Mégare, première ville dorienne sur la route de l’Isthme, a peut-être été un point de jonction entre traditions doriennes et attiques, celles-ci représentées encore par un poète d’Icaria, Susarion. Le premier concours comique n’est que de 486. Le noyau primitif de la comédie semble avoir comporté une entrée tumultueuse du chœur comique, un «combat de paroles», la parabase , adressée directement au public, et un joyeux cortège de sortie. Des scènes dialoguées en trimètres auraient ensuite été ajoutées sur le modèle de la tragédie.

Le drame satyrique, qui traitait des sujets mythiques sur le mode plaisant, associait un élément très archaïque emprunté au folklore attique, un chœur de satyres chevalins conduit par Silène, avec la structure, les sujets et les héros de la tragédie.

Le corpus

Sept tragédies d’Eschyle, sept de Sophocle, vingt et une pièces d’Euripide (dont un drame satyrique, Le Cyclope , et une tragédie d’authenticité contestée, Le Rhésos ): c’est tout ce que le temps a conservé d’une production qui lui est presque dix fois supérieure. Trente-trois tragédies, trois noms pour représenter des dizaines d’auteurs et les quelque quinze cents drames représentés à Athènes au cours du Ve siècle! Et encore nous n’aurions que les vingt-quatre pièces du «choix» opéré au IIe siècle de notre ère, si une trouvaille fortuite à l’époque byzantine n’y avait ajouté neuf tragédies d’Euripide. Plus récemment, les papyrus d’Égypte ont rendu des fragments substantiels d’une dizaine de tragédies – surtout d’Euripide – et la moitié d’un drame satyrique de Sophocle, Les Limiers .

L’œuvre d’Aristophane a été un peu moins maltraitée par le temps, puisqu’on lit encore onze de ses comédies (sur quarante-quatre), mais on aimerait mieux connaître quelques-uns de ses rivaux dans la faveur des Athéniens, comme Cratinos ou Eupolis. Pour la comédie nouvelle, tout notre acquis vient des papyrus: nous leur devons deux comédies complètes ou presque complètes de Ménandre, le Dyscolos et La Samienne , et d’importants fragments d’au moins six autres pièces.

Les sujets et l’action

Les sujets tragiques sont empruntés au vaste répertoire mythique popularisé par les épopées anciennes, dont il ne nous reste que L’Iliade et L’Odyssée . Le cycle légendaire le plus productif était précisément celui de la guerre de Troie, qui a fourni la matière de l’Ajax et du Philoctète de Sophocle, d’Iphigénie à Aulis , d’Hécube et des Troyennes d’Euripide. Les retours des héros victorieux et leurs malheurs ultérieurs ont inspiré L’Orestie d’Eschyle, les deux Électre de Sophocle et d’Euripide et, toujours de ce dernier, Oreste , Hélène , Andromaque et Iphigénie en Tauride . L’Odyssée avait également fourni le sujet du drame satyrique du Cyclope . Très riche était aussi le cycle thébain: Thèbes était la patrie de Dionysos (Les Bacchantes d’Euripide), d’Œdipe (Œdipe roi et Œdipe à Colonne de Sophocle), le roi maudit dont les fils déclenchèrent par leur discorde le fameux siège de la ville, illustré par Les Sept contre Thèbes d’Eschyle, Antigone de Sophocle, Les Phéniciennes et Les Suppliantes d’Euripide. Celui-ci s’intéresse beaucoup aux légendes attiques qui exaltent, à travers Thésée et les autres rois mythiques d’Athènes, les vertus dont se targuaient les Athéniens: Les Héraclides , Ion , Hippolyte . Les légendes locales, souvent associées à la présence ou au passage d’un héros, fournissent aussi beaucoup de sujets: ainsi l’Argolide (Les Suppliantes d’Eschyle); la Thessalie (Alceste d’Euripide); Delphes (Ion ); autour d’Héraclès, Trachis (Les Trachiniennes de Sophocle) ou Thèbes (Héraclès d’Euripide); Corinthe, terre d’asile de Jason (Médée d’Euripide).

Les mythes, sous leurs formes littéraires ou populaires, comportaient de nombreuses variantes. L’adaptation scénique, qui constitue une véritable recréation des légendes, contraint le poète à faire des choix, parfois complexes, entre ces variantes. Il doit procéder à une concentration de la matière mythique dans le temps et dans l’espace, opérer un tri parmi les personnages, construire une intrigue assurant une progression dramatique, développer des caractères souvent restés sommaires dans les poèmes anciens, enfin mettre en évidence les leçons universelles qui découlaient de telle aventure particulière. Le succès des drames les plus populaires contribuera ainsi à fixer pour les siècles à venir la figure et la légende de nombreux héros: la postérité verra Prométhée à travers Eschyle, Antigone ou Œdipe à travers Sophocle, Médée ou Phèdre à travers Euripide.

L’action tragique est, à l’origine, très simple, et il y a peu de mouvement: ainsi dans le Prométhée ou dans Les Perses , d’Eschyle. Elle se compliquera peu à peu chez ses successeurs, parfois au détriment de l’unité dramatique, dans les pièces dites diptyques, qui juxtaposent deux actions plus ou moins bien liées, comme Ajax , Héraclès ou Andromaque . Les situations dramatiques n’étant pas en nombre infini, certains types de scènes se répètent avec quelques variantes d’une pièce à l’autre: supplications, fuite à l’autel d’un personnage menacé, arrivée inopinée d’un sauveur, «reconnaissances», récits de messagers, scènes d’agôn (conflit de paroles organisé suivant des schémas qui évoquent les débats judiciaires), intervention in fine d’un deus ex machina, surtout chez Euripide. En regard, on notera le talent avec lequel un Aristophane reproduit pour s’en moquer les artifices dramatiques dont usent les poètes tragiques, et surtout Euripide. Cet usage de la parodie est un des aspects les plus subtils de sa verve comique.

Les personnages

La tradition avait fixé dans ses grandes lignes les traits du caractère des principaux héros. Cela n’a pas empêché chacun des tragiques d’imprimer à ses personnages sa marque propre. Eschyle aime les héros majestueux, qui restent grands jusque dans le malheur et dans le crime: qu’on pense à Prométhée, à Étéocle, à Agamemnon ou à Clytemnestre. Le héros sophocléen tranche sur les autres hommes par la force de son tempérament et de sa volonté tendue vers son but, dans sa conviction d’avoir raison contre les autres, et au besoin contre les dieux. Il n’en va pas de même chez Euripide, dont les personnages, qui se rapprochent par le caractère de l’humanité moyenne, offrent aux spectateurs des traits plus familiers. Il en résulte une certaine dégradation des héros épiques comme Ulysse, Ménélas, Agamemnon, Hélène. Mais il a aussi créé de puissantes ou délicates figures de femmes, de Médée à Phèdre, d’Alceste à Iphigénie.

Les tragiques ont aussi doté nombre de héros de second rang de véritables caractères: ainsi pour Tecmesse, la captive d’Ajax, Ismène, la sœur d’Antigone, Hippolyte ou Admète. Autour des héros, ils ont répandu des personnages populaires, toujours anonymes: pédagogues, servantes, messagers, hérauts, qui associent à leur fonction dramatique une qualité humaine parfois savoureuse: citons la nourrice d’Oreste des Choéphores , le garde d’Antigone ou l’esclave phrygien d’Oreste .

Le héros comique sort aussi du peuple, mais il compense la modestie de sa condition par une vitalité indomptable. Tantôt roi des bouffons, tantôt porte-parole du poète, il bataille avec les mauvais citoyens, les va-t-en-guerre, les juges corrompus, les démagogues, les sophistes athées, dont il triomphe symboliquement sur la scène.

Théâtre et religion

Le théâtre grec est resté profondément marqué par ses origines religieuses. La représentation est intégrée au culte de Dionysos, le théâtre est une dépendance de son temple et son prêtre préside au spectacle. Les actes du culte y sont souvent mis en scène: offrandes, sacrifices, consultations d’oracles. Les problèmes liés aux pratiques funéraires – sépulture, culte du tombeau – sont au centre de plusieurs drames (Les Choéphores , Antigone , Les Suppliantes d’Euripide). Par ailleurs, les mythes eux-mêmes impliquent toujours les rapports entre hommes et dieux. Le sacré est donc au cœur du drame, même si chacun des trois grands poètes en a une conception propre. Dans l’univers d’Eschyle cohabitent encore les terrifiantes divinités primordiales, Titans, Érinyes, Malédictions, et les dieux plus jeunes, les Olympiens, qui établissent difficilement leur primauté (le Zeus du Prométhée , l’Apollon et l’Athéna des Euménides ). L’homme est menacé de toute part: il subit les effets de ses fautes personnelles, de la malédiction éventuelle de la race, parfois d’un simple caprice divin (Io, Cassandre). Zeus peut pourtant, par la souffrance, les mener à la sagesse et à une certaine sérénité.

La piété de Sophocle, longtemps célébrée, comporte certaines zones d’ombre. Expert en matière de cultes, le poète reconnaît par ailleurs l’harmonie d’un monde soumis à l’ordre divin, à la justice de Zeus et de son fils Apollon. En revanche, il propose à son public des énigmes religieuses dont il ne donne pas la clé. Des contempteurs des lois divines, comme le Créon d’Antigone , sont justement punis. Mais Œdipe ou Ajax méritent-ils vraiment leur terrible châtiment? Est-il normal que la punition de Créon entraîne la mort de sa femme et de son fils? Pourquoi Philoctète se trouve-t-il en définitive humilié et contraint de rejoindre ses persécuteurs devant Troie? Ce sont, il est vrai, les données du mythe, mais on peut penser que Sophocle se range plutôt du côté des victimes humaines que des «justiciers» divins.

Le cas d’Euripide est plus troublant encore. Même si son théâtre traduit une certaine «laïcisation» du drame, on ne croit plus guère à un Euripide athée, utilisant la tragédie comme une arme contre la religion. Il est aussi, à sa manière, un esprit religieux. Mais les exigences de sa pensée ne se satisfont pas de l’image des dieux que lui présente le mythe, en sorte qu’on est tenté de lui attribuer la révolte de nombre de ses héros contre l’injustice divine. On trouve pourtant chez lui des dieux qui protègent et aiment les hommes. L’abandon des bacchantes à Dionysos engendre à la fois l’extase et le crime: signe d’une ambivalence dont le poète semble chercher en tous sens des explications qui le fuient.

La comédie ne fait pas moins de place aux dieux, même s’il lui arrive de leur témoigner une familiarité goguenarde. Comme les tragiques, Aristophane aime représenter le rituel: dévotions domestiques, cérémonies civiques, fêtes de femmes, rites d’initiation. Et il ne plaisante pas avec les contempteurs des dieux de la cité – un Socrate ou un Euripide – contre lesquels il défend avec vigueur, devant son public, la «religion des ancêtres».

L’actualité au théâtre

À travers l’écran des mythes, la tragédie reflète aussi la vie et les problèmes contemporains. Par exemple, le thème des Euménides est l’occasion, pour le poète, de défendre les droits mis alors en cause du tribunal de l’Aréopage et de prôner une alliance avec Argos. À côté des Perses , les évocations guerrières de l’Agamemnon et des Sept étaient de nature à faire vibrer les anciens combattants des guerres médiques – comme l’était le poète lui-même –, nombreux dans l’auditoire. Chez Sophocle, les allusions sont plus voilées, mais son expérience personnelle de stratège, ses liens avec Périclès ou Hérodote, son attention à l’actualité transparaissent fréquemment dans ses drames. C’est Euripide qui associe le plus étroitement le mythe et l’actualité, sans souci des anachronismes. Ainsi, il exalte les mérites de sa patrie dans les «pièces patriotiques» des premières années de la guerre du Péloponnèse. Par la suite, il traite de plus en plus la guerre de Troie comme le prototype mythique du conflit entre Sparte et Athènes: il en scrute les causes, décrit les «malheurs de la guerre» chez les vainqueurs comme chez les vaincus et pousse ainsi les Grecs à mettre fin à un conflit fratricide. Ces va-et-vient constants du passé au présent donnent à sa tragédie une couleur «moderne» qui a dérouté une partie des contemporains mais lui a assuré dans les siècles suivants une popularité incontestée.

La comédie, elle, n’a pas besoin du truchement du mythe pour traiter de l’actualité. Toutefois, outre l’attaque directe des personnes, Aristophane utilise le plus souvent un postulat bouffon qui nimbe de fantaisie la critique politique et sociale. Celle-ci entre pour lui dans la fonction même du poète comique.

Tel est ce monde du théâtre grec – athénien avant tout –, si riche et si varié. Sa période de floraison fut brève – moins d’un siècle –, mais son influence a traversé les siècles.

La musique grecque antique

Le temps des dieux

Comme celle de tous les peuples anciens ou primitifs, l’histoire de la musique grecque commence par des légendes. Son origine met en scène dieux et déesses, en une longue série d’histoires souvent aussi variées qu’inconciliables entre elles. On y trouve Hermès et Apollon, Dionysos et Héraclès. Des héros mythiques, comme Orphée le chanteur thrace ou Amphion le bâtisseur de Thèbes qui faisait mouvoir les pierres au son de sa lyre, ont peut-être été des personnages réels avant que l’imagination ne les idéalise.

L’étude comparée de ces légendes laisse assez bien deviner le conflit de deux couches de civilisations, s’exprimant chacune par une musique propre et des instruments caractéristiques. L’une, sédentaire et agricole, engendre des mythes chthoniens célébrant en symboles le retour des saisons et la croissance des récoltes, principalement la vigne. Elle s’exprime par des percussions et des instruments à vent, dont l’aulos deviendra le chef incontesté. Autour de Déméter et Perséphone s’édifient les mystères (ceux d’Éleusis sont les plus célèbres, mais non les seuls) et se montent de véritables drames liturgiques à valeur d’initiation, où la musique tient un rôle fondamental. Autour de Dionysos s’organisent des processions carnavalesques où l’on chante, boit et danse, et d’où bientôt sortiront le dithyrambe, puis le drame satyrique, enfin la comédie et la tragédie classiques, même si, de temps à autre, cette origine se voit sporadiquement discutée.

Sur ces peuples sédentaires déferle, périodiquement, la masse tantôt pacifique et tantôt belliqueuse d’une autre civilisation, pastorale et nomade, qui possède elle aussi ses dieux, ses mythes et ses coutumes. Ses instruments préférés ne sont plus l’aulos à anche végétale, mais la lyre ou la cithare aux cordes de boyau animal. À Hermès et à Pluton, ils opposent Apollon, et le combat cruel de ce dernier avec le satyre Marsyas, joueur d’aulos, symbolise la lutte des deux conceptions; leur réconciliation finale marquera l’avènement d’une autre période, coïncidant à peu près avec l’entrée dans l’histoire.

L’archéologie a permis de constater, notamment dans les fouilles crétoises, la présence entre 4 000 et 2 000 avant J.-C. d’instruments de musique tels que l’aulos double ou la harpe triangulaire, cette dernière détrônée ultérieurement par la lyre et la cithare.

La lyre n’est attestée que plus tard, vers 1 400 avant J.-C., mais elle a déjà sept cordes à ce moment, et cela suffirait pour infirmer les légendes sur l’accroissement du nombre de ses cordes à l’aube de l’époque historique, accroissement qui aurait atteint sept cordes, avec Terpandre, vers le VIIIe siècle avant J.-C. On a même trouvé des cithares de très grandes dimensions, dont l’une plus haute qu’un homme, posée à terre et jouée par deux exécutants simultanés, dessinée en relief sur un vase hittite daté du IIe millénaire. Ce vase provenant d’Inandik est exposé au musée d’Ankara.

La guerre de Troie (XIIe s. av. J.-C.) et les légendes homériques qui la suivirent à deux ou trois siècles de distance nous mènent au seuil de l’époque historique. La musique figure alors dans tous les témoignages comme partie intégrante et essentielle de la vie religieuse ou sociale. Il faut attendre le VIIIe ou le VIIe siècle avant J.-C. pour qu’apparaissent dans l’histoire des noms d’artistes: Terpandre, Archiloque, Tyrtée ou Olympos. Une nouvelle période s’ouvre avec l’arrivée de Pythagore au VIe siècle. C’est alors que la musique revêt l’aspect réfléchi et spéculatif qui la met tout à fait à part dans la masse des vieilles civilisations.

Le temps des philosophes

Pythagore (VIe s. av. J.-C.), «le sage de Samos», est une figure multiforme et, bien qu’il n’ait laissé aucun écrit, son influence a été énorme. Chef religieux (il avait été initié aux mystères égyptiens), philosophe, mathématicien, il introduisit dans la pensée la mystique du nombre et, par une série d’expériences célèbres, sut y rattacher la musique dont il découvrit la loi physique fondamentale, à savoir la relation existant entre les consonances et les rapports de fréquences (exprimés par lui, inversés, en longueurs de cordes vibrantes). Toute une philosophie à base numérique ne tarda pas à se greffer sur ces découvertes de physique. L’«harmonie», c’est-à-dire la structure engendrée par les rapports entre les sons, devint pour les «harmoniciens», ou mesureurs d’intervalles, l’image même de l’univers et, en étudiant les graduations des cordes sonores, ils étaient persuadés partir à la découverte des lois secrètes régissant le mouvement des mondes et les révolutions des planètes. Le Timée de Platon fut, au IVe siècle avant J.-C., l’expression la plus célèbre de cette croyance. Celle-ci se maintint très longtemps, au point que la «musique des sphères» était encore pour Boèce, au VIe siècle après J.-C., l’une des trois divisions fondamentales de l’étude de la musique. À cette mystique du nombre se rattachait aussi une «éthique». La musique ayant une valeur éducatrice fondamentale, les lois qui la régissent étaient parmi les plus importantes pour la cité; Platon est, sur ce point comme sur d’autres, un fidèle disciple de Pythagore. Il était lui-même musicien; et si son maître Socrate avouait son inexpérience musicale, il s’était donné un conseiller en la matière, Damon l’Athénien, pour s’épargner la honte de laisser la musique hors de son enseignement.

Modes, genres et instruments

Le Ve siècle, celui de Périclès, est pour la musique grecque aussi brillant que pour les autres arts. Du moins, les témoignages contemporains l’affirment-ils; car de cet art fugitif il ne reste rien. Contrairement à ce qu’on a cru longtemps, il n’y avait encore à l’époque classique ni théorie ni notation, ou du moins, si une notation existait, comme on commence à le pressentir, il ne pouvait s’agir de celle que décrivent les traités qui nous sont parvenus, la seule que nous puissions aujourd’hui déchiffrer avec sécurité. Les célèbres prescriptions de Platon relatives à l’«éthos des modes» ne pouvaient pas s’appliquer à une conception de ceux-ci qui n’existait pas encore (à supposer qu’elle eût jamais existé). Elles se référaient par contre à une tradition archaïque disparue à l’époque suivante, et dont on ignorerait tout si, par bonheur, un musicographe hellénistique, Aristide Quintilien, n’y avait fait beaucoup plus tard une allusion précise en la qualifiant de «très, très ancienne». Grâce à lui, on sait que ces fameux «modes» éthiques dont Platon faisait le fondement de sa cité – dorien, phrygien, etc. – n’avaient rien de commun avec ce qu’on appelle modes dans nos conservatoires (dorien = mode de mi , etc.). Les modes platoniciens dont Aristide Quintilien transmet les échelles, toutes irrégulières, devaient être, comme les r gas hindous ou les maqam arabes, de véritables schémas mélodiques, thématiques et formulaires, de caractère assez fortement oriental, et assortis de particularités précises d’exécution (le «lydien», par exemple, était un chant suraigu, d’où son aptitude aux lamentations funèbres). Le mot «mode» lui-même est une invention moderne, les Grecs l’ignoraient. Ils appelaient leurs modes simplement «la doristi» ou «la phrygisti», sans autre substantif; s’ils parlent d’«harmonies», de «tropes» ou d’«aspects d’octave» – termes qu’un manuel célèbre a donnés comme la «traduction» du mot mode – ce sont là vocables techniques précis recouvrant des réalités de détail, dont aucune n’est l’équivalent de notre mode; ils sont au surplus empruntés pour la plupart à une théorie très postérieure. On voit combien est nécessaire une révision fondamentale des notions encore aujourd’hui courantes sur l’un des points où l’on cite le plus volontiers l’exemple de la musique grecque ancienne.

Celle-ci, à l’époque classique, avait déjà changé de caractère. Dès le VIIIe siècle avant J.-C., elle s’orienta vers un art individuel d’où émergent deux notions nouvelles: le virtuose et le compositeur. Le second, du reste, sera souvent confondu avec le premier, car la musique est encore à ce moment un art non écrit, à transmission orale; le talent d’un interprète ne consiste pas, comme de nos jours, à bien reproduire ce que d’autres ont pensé, mais à s’exprimer directement sur schémas, avec une part très large d’improvisation. C’est pourquoi se développe l’art du soliste, avec une préférence marquée pour la citharodie , où le chanteur, s’accompagnant sur la cithare à cordes, reste entièrement maître de son inspiration. À ses côtés, l’aulodie , ou chant accompagné de l’aulos à vent, souffre de la sujétion qu’impose la dualité des artistes. Le répertoire lyrique s’amplifie, et les concours musicaux, basés souvent sur des pièces à structure définie, nommées pour cette raison des nomes (de nomos , règle), tiennent dans la vie sociale de la cité une place qui ne cesse de croître. Bien des poètes aujourd’hui classés comme tels (Pindare ou Sappho par exemple) ont été aussi, principalement peut-être, des musiciens. Parallèlement à l’extension de l’art vocal (qu’il faut, d’après l’iconographie, se représenter comme de caractère oriental, voix gutturale, tête en arrière et cou tendu) progresse l’art instrumental pur. Abandonnant tous autres instruments à des usages locaux, flûtes à bouche aux bergers, trompettes aux militaires, il ne laisse en présence, ou à peu près, que les représentants principaux des deux grandes familles de jadis, qui ont même plus ou moins oublié leurs références divines: l’aulos de Dionysos et la lyre d’Apollon.

L’aulos doit être désigné en français par son nom grec non traduit, car aucun instrument moderne ne lui correspond avec exactitude. Il faut surtout se garder de l’habitude des hellénistes non musiciens qui s’obstinent à l’appeler «flûte». C’est un instrument à anche, de sonorité criarde et, si on en croit Aristoxène, de justesse approximative. Il en existe plusieurs variétés, mais la plus courante est l’aulos double, formé de deux tuyaux indépendants dont les trous sont réglés chacun par une main, ce qui suppose une certaine hétérophonie dont des instruments analogues encore vivants en Afrique ou en Europe centrale peuvent nous donner une idée. Très souvent, et surtout dans les danses, son emploi s’accompagnait de percussions variées, à base de tambourins et de crotales, sorte de longues castagnettes à manche.

Le nom de la lyre est presque devenu un terme générique, car son extension poétique déborde de beaucoup l’usage restreint que connut ce petit instrument au son maigrelet, fait d’une écaille de tortue recouverte d’une peau avec des cordes de boyaux tendues sur un joug monté lui-même sur cornes de chèvre. Très tôt, on lui préféra la cithare à caisse de bois résonnante, supportant un lourd bâti de bois plein, ou sa variante, l’élégante phorminx aux bras pris dans la caisse, ou encore, pour les banquets, le barbiton aux longs bras minces. On jouait avec un plectre de grande dimension, tenu à pleines mains, et dont l’aspect était à peu près celui d’un combiné de téléphone. Très probablement la main gauche, doigts tendus derrière les cordes, bloquait celles que le plectre ne devait pas faire résonner – et ne les pinçait pas, comme on le croit habituellement. Cette technique est encore en usage, par exemple, en Éthiopie.

Le lyrisme choral, très répandu, devait, joint à l’aulodie et aux danses, trouver dans la tragédie son expression la plus élevée. Car le théâtre grec, tragique ou comique, est pour une large part un genre musical. Mieux encore, ce sont les éléments musicaux, chœurs, soli, danses, déclamations sur fond musical, etc., qui en rythment les structures, déterminant la succession des «épisodes» comme le rideau de nos théâtres classiques en règle les «actes». Une tragédie d’Eschyle, à l’analyse métrique (puisque, hélas! toute autre est impossible), apparaît comme un chef-d’œuvre d’architecture musicale.

Le temps des techniciens

Vers le IVe siècle avant J.-C., une nouvelle période se dessine. Comme trois siècles plus tôt avec Pythagore, un nom prestigieux, celui d’Aristoxène de Tarente, marque le passage. Polémiste fougueux autant que technicien expérimenté, il apporte en la matière une vertu fort négligée, le bon sens. C’est en son nom qu’il s’élève contre les rêveries des philosophes qui fendent un cheveu en quatre sans voir que c’est un cheveu, qu’il pourfend les harmoniciens de descendance pythagoricienne occupés à compter des intervalles sans les écouter, qu’il dénonce les sottises de la spéculation à vide et proclame le droit du musicien à se prévaloir de son oreille plutôt que de ratiociner sur des chiffres. Avec Aristoxène naît la théorie musicale proprement dite. Près de deux cents ans plus tard, son exemple est suivi par une pléiade de musicographes (dont plusieurs, tel Nicomaque, seront de purs pythagoriciens) et ceux-ci se succèdent jusqu’à la disparition de la musique grecque; le dernier d’entre eux, qui écrit en latin, Boèce (480-524), fait en quelque sorte le relais avec le Moyen Âge.

Grâce à Aristoxène et aux musicographes alexandrins, on connaît avec une précision remarquable la structure solfégique de la musique grecque, mais, soulignons-le, d’une musique grecque tardive et sans doute très évoluée, à partir de laquelle il serait dangereux de juger rétrospectivement de la musique du siècle de Périclès et, a fortiori, de celle du siècle d’Homère. Il en est de même de la notation: celle que nous connaissons ne put prendre forme que vers le IIIe siècle avant J.-C. et était donc inconnue des grands classiques. Parfaitement traduisible de nos jours, elle est un témoignage précieux grâce auquel on possède la «partition» d’une dizaine de morceaux, parmi lesquels un fragment d’Euripide copié au Ier ou au IIe siècle après J.-C. et qui est peut-être (jadis, on disait «sûrement»), malgré les six cents ans qui séparent la copie de l’original, une transmission fidèle de ce dernier.

Ainsi, seule de toutes les musiques de l’Antiquité, la musique grecque n’est pas un simple souvenir poétique. On est loin, certes, d’en savoir tout; mais elle a pour nous un visage assez précis pour que, à son prestige un peu mythique, se joigne une connaissance suffisante pour l’aimer et pour en déplorer la perte.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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  • THÉÂTRE OCCIDENTAL - Histoire — Jusqu’à une époque récente, l’art théâtral a été considéré par les critiques et les historiens comme une forme particulière, mais non différente en essence, de la création littéraire. En quoi ils suivaient Aristote prononçant que tout ce qui… …   Encyclopédie Universelle

  • Art de la Grèce antique — L aurige de Delphes, Musée archéologique de Delphes. Un des plus beaux vestiges de la sculpture grecque, il date de 470 av. J. C. et fait partie d un plus large ensemble de statues qui fut offert au sanctuaire d Apollon à Delphes par Polyzalos,… …   Wikipédia en Français

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  • Artisanat en Grèce antique — Atelier de potier, plaque corinthienne de 575 550 av. J. C, musée du Louvre L artisanat en Grèce antique est une activité économique importante mais largement dévalorisée. Il correspond à toutes les activités de transformation manufacturée de… …   Wikipédia en Français

  • Pantomime en Grèce antique — Théâtre latin Le théâtre latin est, dans la littérature latine, l ensemble des pièces du genre littéraire théâtral produites en langue latine du temps de la Rome antique. Un théâtre romain désigne un édifice antique destiné aux représentations… …   Wikipédia en Français

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